Fontcouverte
 

L'endémie du goitre et du crétinisme

Crétin de 18 ans
Rapport de la Commission sarde

L’image du « crétin des Alpes », dont le juron du Capitaine Haddock n’est qu’un écho moderne, ou plus généralement de l’« idiot du village » répandue dans toute l’Europe, est trop célèbre pour ne pas être abordée à Fontcouverte.

Il ne s’agit pas, en effet, d’un problème local mais d’un fléau très repandu, particulièrement bien connu au XIXème siècle, qui a conduit à de nombreuses observations des médecins et à des synthèses faites par des instances nationales parmi lesquelles on peut noter les suivantes.

Le Roi de Sardaigne, Charles Albert, nomme une commission en 1845 qui rend son rapport en 1848, ce dernier portant pratiquement sur le seul crétinisme. Les études y sont réalisées à partir d’une enquête faite auprès des curés des diverses paroisses (dont celles de Savoie) à des fins statistiques et de questionnaires adressés aux médecins concernant leurs observations. L’exhaustivité et la qualité des données statistiques paraissent variables d’une paroisse à l’autre et les résultats sont généralement très sous évalués. L’influence de l’iode n’est pratiquement pas abordée.

Une enquête française sur le goitre et le crétinisme est instituée par Napoléon III en 1861 suite au constat alarmant qu’il a pu faire dans un voyage en Savoie après le rattachement à la France. L'enquête s’appuie sur différentes sources. Le rattachement de la Savoie étant récent, le rapport tient compte d’informations sardes et d’enquêtes françaises incluant la Savoie. Le rapport final est remis en 1873. Des difficultés d’acquisition des données sont notées par la commission mais le lien entre goitre et crétinisme est mentionné. L’utilisation de l’iode est abordée avec une très grande méfiance.

On peut déjà en conclure que si le problème est assez général en France et localement grave, il atteint, pour ce qui nous concerne, des sommets en Savoie au point d'alarmer les instances gouvernementales de l'époque.

Une définition du goitre, du crétinisme et de l’idiotie

Le goitre est une augmentation de volume, souvent visible, de la glande thyroïde située dans la partie antérieure du cou. Cette maladie est souvent congénitale (présente dès la naissance). Elle n’est pas à proprement parler héréditaire, c’est à dire liée à une anomalie génétique.

On distingue plusieurs stades de développement du mal, en particulier en fonction de la taille du goitre entrainant des complications physiologiques gênantes, voire invalidantes. Dans les stades les moins avancés, la détection du goitre est souvent difficile. On retient parfois la visibilité de l'excroissance à une distance de 5 mètres pour les cas les plus marqués !

Dans nos archives, le terme de « goitreux » est rarement mentionné. Peut‑être cet état est‑il trop fréquent pour être noté ou bien n'est-il pas reconnu comme pouvant avoir des conséquences familiales graves.

Le crétinisme endémique (répandu dans l'espace et dans le temps) peut atteindre plusieurs stades entre l’état normal et le crétinisme complet. La forme la plus grave se caractérise par un handicap mental profond ; le malade est incapable de parler et de comprendre, menant une vie végétative entièrement dépendante. Dans les formes moins sévères, le sujet peut mener des activités mineures. A cet état mental s'ajoute un nanisme disharmonieux avec déformations des os longs et de la colonne vertébrale, une démarche de canard et une faiblesse musculaire. La tête est large avec un visage rond sur un cou court. La mâchoire est petite, la langue grosse dépassant de la bouche. Le développement dentaire est souvent incomplet (dentition définitive partielle ou absente). La voix est éraillée, le parler est lent et monotone. La peau est sèche et rugueuse, le teint est livide, brun ou jaunâtre.

Le crétin est souvent goitreux, parfois dès la naissance mais ce symptôme est rarement diagnostiqué dès le début de vie.

Dans les archives le terme « crétin » est clairement mentionné. Suivant le stade plus ou moins avancé, utilise‑t‑on aussi les termes « demi‑crétin » ou « semi‑crétin », voire « crétineux ».

L’idiotie (on préfère actuellement le terme de handicap mental) est une diminution notable voire une disparition de l’intelligence et des facultés affectives, sensitives et motrices, les altérations physiques étant mineures, voire nulles. Les archives peuvent utiliser des expressions comme « simple d’esprit », « innocent », « imbécile » et « idiot » pour caractériser des idiots mais l'ambigüité avec les crétins est souvent possible.

L’histoire des connaissances relatives au goitre et au crétinisme

La connaissance de la malformation du goitre et son traitement par des algues remontent à plus de 2000 avant notre ère. Les Latins reprennent le flambeau… au point que Jules César décide que le goitre est une caractéristique de la race gauloise (il faut passer par les Alpes pour aller de Rome en Gaule !) Le Moyen‑âge est marqué par des croyances et des superstitions dont émergent principalement des médecins arabes. A partir de 1500, des descriptions souvent peu objectives apparaissent sous la plume des voyageurs à travers les Alpes. A la fin du XVIIIème siècle, le genevois Horace‑Bénédict de Saussure précise ses descriptions mais ses recommandations relèvent plus du moralisme que de la science. Le Mauriennais François Emmanuel Fodéré, bien placé pour parler, définit et fixe les signes cliniques du crétinisme goitreux endémique.

Le XIXème siècle est une période d'intenses recherches mais le fil conducteur de celles-ci manque sérieusement. Il s'ensuit de nombreuses études et de longues discutions qui méritent d'être relatées pour en saisir le contexte histotique.

L’étendue de l’endémie goitreuse et crétine en France et en Savoie

Des statistiques du début du XIXème siècle

La bibliographie mentionne des statistiques utilisables concernant l’endémie de goitre et crétinisme au début du XIXème siècle grâce aux archives militaires liées aux guerres napoléoniennes à une époque où la Savoie est française. On remonte ainsi d’un demi-siècle mais pour les hommes de 20 ans seulement nés à la fin du XVIIIème siècle. Les documents en cause sont les registres de recrutement des conscrits.

Les statistiques militaires et administratives nécessaires à un recrutement suffisant des troupes de l’Empereur montrent les graves problèmes posés par le département du Mont-Blanc (la Savoie actuelle augmentée de la région d’Annecy), les conscrits y étant bien souvent incapables de servir l’armée française : taille insuffisante, faiblesse physique, goitres et crétinisme…, autant de symptômes qui rappellent l’endémie dont nous parlons. La bibliographie montre, une fois de plus, la particularité de la Savoie, département français le plus touché.

En ce qui concerne la taille, 28 % des conscrits entre 1806 et 1812 sont réformés pour taille insuffisante (moins de 1,54 m). Très peu d’hommes atteignent une taille suffisante pour servir dans la cavalerie. Les Savoyards sont condamnés à l’infanterie légère. Ce taux atteint même 35 % dans le canton de Saint‑Jean‑de‑Maurienne où la taille moyenne des conscrits ne dépasse pas 1,56 m, soit moins qu’en Tarentaise. Plus étonnante est la constatation, faite à l’occasion des conscriptions de 1804 à 1810 réalisées par anticipation de l’âge de la levée, du retard de croissance des Savoyards puisqu’un report de un ou deux ans permet aux commissions de réforme de déclarer aptes au service armé nombre des conscrits initialement ajournés au conseil de révision.

Le goitre de son côté est souvent retenu comme motif d’exemption et concerne 20 % des conscrits du département de Savoie. On en trouverait 42 % pour les classes 1806 - 1810 dans le canton de Saint‑Jean‑de‑Maurienne qui détient le record départemental juste devant la Tarentaise.

Les crétins sont mentionnés mais ne donnent pas lieu à des statistiques spécifiques.

les grandes enquêtes nationales du milieu du XIXème siècle

Fontcouverte constitue un échantillon trop réduit pour permettre des conclusions statistiques ne serait‑ce qu'approximatives. Situant Fontcouverte dans les départements français et dans les communautés de Maurienne, l’enquête française générale de 1873 et celle de détail de la commission sarde donnent des éléments de comparaisson intéressants. Des résultats discordants sont justifiés par les différentes méthodes d’acquisition des données utilisées. On peut au moins retenir les ordres de grandeur qui placent en tête nationale le département de la Savoie et particulièrement le canton dont Fontcouverte fait partie.

Autres handicaps

Il faut encore noter certains déficits physiques que l’on rapproche de l’endémie de crétinisme. Il s’agit de tares diverses dont le lien n’est pas toujours facile à établir. Le cas des sourds est par contre certainement plus systématique.

L’endémie à Fontcouverte

L’apport des archives

Nous disposons de très peu d’information sur ce sujet.

Les actes de l’état civil ne mentionnent pas les goitreux. Les actes de décès le font pour les seules victimes du crétinisme mais apparemment de façon non systématique. Le curé ne semble faire la mention du mal que parce que le mourant est bien jeune pour partir ou, surtout, pour se justifier du fait que les sacrements donnés aux mourants n’ont pu être tous administrés malgré la diligence du prêtre (par exemple s'il est précisé « sourd et muet de naissance »... cas difficile pour la confession !). Les archives d'état civil de la cure ne portent aucune mention utilisables concernant ces cas avant 1691. La dernière date est de 1855 bien que ces archives utilisées ne s’arrêtent pas avant 1860. A partir de 1861, les archives de la mairie ne mentionnent jamais les cas pathologiques. L’étude possible des cas de crétinisme à partir de l'état civil ne peuvent donc porter que sur la période 1691 ‑ 1860.

Certains recensements précisent les cas de crétinisme de certaines personnes vivantes mais c’est rarement le cas. Seuls ceux de 1716, 1726 et 1734 peuvent nous servir.

Les livres de l’état des âmes postérieurs à 1845 que nous avons retrouvés (mais ils remontent généralement plus haut dans le temps sur plusieurs générations) signalent des cas de crétinisme, la présentation en regroupements familiaux permettant de préciser la nature éventuellement héréditaire du mal.

Enfin, les fiches matricules disponibles aux Archives départementales de Savoie enregistrant les décisions du conseil de révision des jeunes conscrits, donnent des indications sur les causes de réforme. Il s’agit parfois de goitre qui gênerait le port de l’uniforme avec son col. En fait, le motif de réforme signalé est seulement celui le plus facile à constater généralement : il s'agit le plus souvent du défaut de taille (taille inférieure à 1,54 mètres) éliminant alors des constats de goitre, voire de crétinisme (le crétinisme peut cependant être une cause d'importants nanismes). Enfin, seul le sexe masculin est concerné et, de plus, limité aux hommes de 20 ans. On sait pourtant que l’on ne rencontre environ que 6 à 7 goitreux pour 10 goitreuses et que les crétins ont une espérence de vie relativement faible.

Globalement, il faut certainement admettre que tous les documents utilisables doivent conduire à une nette sous‑estimation du nombre des goitreux et des crétins, les bonnes raisons d'omission étant nombreuses et variées suivant les types de documents.

Des résultats fontcouvertins

Les termes utilisés dans les divers documents de Fontcouverte sont très variables suivant les époques et probablement suivant les rédacteurs. En les regroupant par familles, on peut retenir : crétin, idiot, imbécile, privé de raison. On peut ajouter le terme de sourd et muet en relation possible avec le crétinisme mais omettre les cas de folie.

Dans les archives, le terme de :

Face à la seule estimation certainement pas très médicale du curé et sans doute à l’absence de définition claire des divers symptômes, il apparaît très difficile de savoir à quand remonte le crétinisme. Les imbéciles sont-ils des crétins ? C’est vraisemblable, au moins en partie, le crétinisme étant alors antérieur au XIXème siècle durant lequel il est bien connu.

Le tableau suivant donne le nombre total des personnes concernées retrouvées dans les diverses archives (hors fiches matricules).

Crétins Idiots Imbéciles Sans raison Sourds et muets Total
XVIIIème 1 3 33 9 3 49
XIXème 21 14 8 3 2 48

Il montre que le nombre de personnes affectées reste sensiblement le même au cours des deux siècles. Par contre, il apparaît, entre le XVIIIème et le XIXèmesiècle, un glissement des catégories relativement peu atteintes (imbéciles et sans raison) vers celles qui le sont plus (crétins et idiots). Ce fait n'est peut‑être que la trace de la perception par les prêtres des différents stades du mal.

Fusionnant alors tous les termes, comme le fait la commission française, le « taux de crétinisme et idiotie » peut être estimé à Fontcouverte. Pour se rapprocher au mieux des conditions probables qui ont prévalu lors des enquêtes françaises, ce taux est calculé comme le rapport du nombre d'années de vie des individus atteints dans une période de temps considérée au nombre d'années de vie de l'ensemble de la population pendant la même période.

Cas totaux Population Taux %
XVIIIème 49 1250 3.0
XIXème 48 1350 2.9

Malgré le glissement des catégories noté ci‑dessus, le taux apparaît comme pratiquement constant dans le temps avec une valeur très voisine de 3 %. Cette valeur est à comparer à celle donnée par la commission française pour l'ensemble de la Savoie : « au moins 0.5 % ». Sachant que la Maurienne, en particulier la région de Saint‑Jean, est particulièrement atteinte, il est difficile de situer Fontcouverte dans son environnement. La comparaison est d'autant moins évidente que, si nous avons pris en compte les différents termes pré-cités d'état pathologique, nous ne savons ce qu'ont retenu les auteurs anciens.

De façon ponctuelle, le recensement de la population de Fontcouverte en 1716 précise le cas de 16 « imbéciles » qui, sur une population de 1276 habitants, conduisent à un taux de 1.25 %. Il est probable que le recenseur considère les cas pathologiques avancés : imbéciles mais aussi crétins s'il y en a, à l'exclusion des cas mineurs.

Une statistique militaire concernant les hommes de 20 ans nés dans la seconde moitié du XIXème siècle

La quasi disparition de l’endémie à Foncouverte au cours du XXème siècle alors que son existence est avérée aux XVIIIème et XIXème pousse à acquérir d’autres informations à rechercher dans les fiches matricule disponibles avec le rattachement de la Savoie à la France et signalant les causes de réforme des conscrits en nous focalisant sur les goitreux et les crétins. Ces informations ne concernent que les hommes âgés de 20 ans mais donnent des informations utiles sur l'étendue de l'endémie à la fin du XIXème siècle qui clot le champ temporel de notre étude.

Une observation sans doute pessimiste mais venant d'un témoin privilégié vers 1815

Notre estimation est pourtant probablement très sous‑évaluées. Vers 1900, le Curé Dufour relate la constatation d'un curé (peut-être Cyrille Richard) qui semble assez bien informé des questions du goitre et du crétinisme, relation très pessimiste vers 1815 environ, probablement moins loin de la vérité , même si elle ne constate que des demi‑crétins. Avec nos résultats, les Fontcouvertins seraient trois ou quatre fois moins affligés ! Où est le vrai ?

Quelques exemples de familles particulièrement atteintes

Voici, pour aller dans le sens de notre curé, des exemples de familles où le mal sévit de façon intense, exemples facilement repérables dans le livre de l'état des âmes de 1846.

Michel Buisson Rieux et Geneviève Fournier (originaire de Montrond) ont 14 enfants nés entre 1823 et 1845. La première, Brigite, meurt à 20 jours, la seconde, Clémentine, est d'histoire mal connue mais se trouve mère célibataire ce qui, encore à l'époque, est parfois un indice de faiblesse mentale dont on peut abuser. Le troisième, Pierre François, est crétin et meurt célibataire à 44 ans. Le suivant, Saturnin, n'a pas de vie connue à Fontcouverte. Puis un fils, Jean Baptiste, décède à 1 an. La sœur suivante, Marie Modeste, est crétine, mourant à 24 ans, suivie d'un frère, Pierre Antoine, également crétin qui meurt célibataire à 53 ans. Arrivent encore une fille crétine, Marie, mais qui meurt à 75 ans puis un enfant mort à la naissance. Viennent enfin un frère idiot, Séraphin, mort à 21 ans, un garçon, Alexis, mourant à 3 ans, une fille, Sophie, morte à 7 jours, un enfant mort-né et enfin une fille, de nouveau Sophie, morte à 1 jour. On trouve par ailleurs que le père, Michel, a un frère, Claude, idiot.

La famille de Pierre Bonnel et d'Anne Marie Angélique Covarel comprend 10 enfants nés entre 1828 et 1850. Les deux premiers, Jean Baptiste et Jean, meurent à 4 jours et à 5 mois. Un autre Jean Baptiste est presque idiot et meurt célibataire à 62 ans suivi de Séraphin lui aussi presqu'idiot. Puis 3 enfants décèdent entre 3 et 15 jours après leur naissance suivis de Jeanne Clémentine qui est idiote et meurt à 18 ans. Saturnin qui arrive après elle, également idiot, meurt célibataire à 39 ans. Enfin, Félicité meurt à 15 jours.

Pas un seul de ces 24 enfants n'aura eu une vie normale. Il est vrai que ces cas sont extrèmes... il est impossible d'imaginer pire.

Une conclusion pour un peu d'optimisme !

L'endémie de goitre et de crétinisme a certainement été un drame pour les montagnes de la Savoie. A Fontcouverte, elle est attestée de façon certaine dès le XVIIIème siècle et se serait poursuivit jusqu'au début du XXème siècle. Heureusement, notre communauté montagnarde y aurait quelque peu échappé en comparaison des localités de la vallée de l'Arc.

Au terme de ce triste tableau qui représente, une fois de plus, la misère de nos ancêtres, nous devons nous consoler en pensant que la science, même si elle n'est pas toujours rapide, a vaincu le fléau du goitre et du crétinisme endémique... il a suffit que les conditions de vie s'améliorent, en particulier une alimentation plus variée et plus riche, et de remplacer la gabelle du sel par l'ajout d'un peu d'iode au sel consommé par nos « crétins des Alpes ». Tout est bien qui finit bien ! Méfions‑nous cependant d'un retour possible du goitre comme il est actuellement observé en Suisse du fait des nouvelles habitudes nutritionnelles tendant à trop réduire la consommation de sel.