Fontcouverte
 

Non-dits ou
« identité sociale » contre « identité administrative » ?

Pour ne pas perdre courage, ou tout simplement pour ne pas perdre pied, mieux vaut aborder l'analyse des actes en commençant par la fin, l'époque récente. Ici la rédaction est claire, assez bien écrite, en français et riche en informations de personnes et de dates, informations qui apparaissent vite comme surabondantes dès que la collection des actes traités devient importante.

Extrait de la visite pastorale de 1609
de Philibert Millet Evêque de Maurienne
Mais en remontant le temps, la situation se dégrade. Les documents archivés se détériorent, les écritures nous paraissent plus étranges, les noms s'altèrent, se latinisent avec des déformations profondes et variables et, surtout, les informations deviennent bien moins abondantes au point de devenir insuffisantes à la structuration de la population.

Pourtant, autrefois, l'évêque et son vicaire général ne manquaient pas de rappeler aux curés, lors de la remise annelle de la copie des actes à l'occasion du synode diocésain et lors des visites pastorales, de faire un effort pour améliorer leur rédaction. Les bonnes résolutions prises n'étaient suivies que d'un effet très temporaire...

Bien qu'admettant le côté fastidieux des écritures et recopies d'actes au cour de l'année justifiant bien des défauts rédactionnels, on est poussé à rechercher une raison plus profonde à la rédaction systématiquement parcimonieuse des vieux actes en distinguant :

  • un établissement « administratif » de l'identité des personnes vivant au XIXe siècle, identité visant à ne rien laisser au hasard ou à l'interprétation locale,
  • un établissement « social » trahissant les relations que les personnes, dont le curé, établissaient entre elles de façon informelle.

Y aurait-il alors des « informations cachées », en tout cas non écrites, d'autant plus implicites qu'on remonte dans le temps, en particulier au XVIe siècle et dans les trois premiers quarts du XVIIe ?

A cette époque, toutes les habitudes sociales établissaient classiquement, semble-t-il, trois stades dans la vie d'une personne, phases successives que l'on retrouve dans les coutumes de la vie locale :

  • l'enfance s'étendant sur quelques années après la naissance où l'enfant est entièrement dépendant de ses parents, père voire mère,
  • l'adolescence où le jeune a acquis une certaine indépendance vis à vis de ses parents, en particulier de sa mère ; ce stade peut s'étendre jusqu'à la mort pour les personnes restées célibataires (ces deux phases ne peuvent pas toujours être distinguées dans les lignes qui suivent),
  • l'état marié qui constitue le stade suprême et souhaité par la société.

A cette distinction s'ajoute celle du sexe avec un statut social inférieur pour la femme. Si un homme se suffit à lui même pour se positionner dans la paroisse, une femme doit toujours se rapporter à un homme, son père si elle est célibataire, son époux dans le cas contraire.

Admettant que ces deux critères soient généralement suffisants pour positionner une personne dans la petite société de Fontcouverte, le curé pourrait alors ne mentionner que les traits nécessaires mais strictement suffisants pour caractériser une paroissienne ou un paroissien dans ses actes.

Conséquences de cet état d'esprit dans les vieux actes.

On peut résumer ainsi les références que doit avoir un titulaire d'un acte pour être caractérisé dans une définition sociale de l'identité.

Titulaire Actes concernés référent
célibataire B M S père
éventuellement mère pour B
homme marié M S néant
femme mariée M S époux

On peut encore signaler que le titulaire est généralement noté par son seul prenom complété par les nom et prénom du référent. L'absence de référent pour un homme marié nécessite donc la notation du nom du titulaire.

De plus il est souvent précisé :

  • pour un jeune enfant, dans les actes B et S, le prénom de sa mère (le prénom suffit puisque la mère se réfère à son époux déjà mentionné) et une indication de son jeune âge (puer, puella ou infans),
  • pour une femme son état matrimonial (vidua ou relicta pour une veuve dans les actes M et S, uxor dans le cas contraire pour les actes S) ; pour un homme ces précisions n'existent pratiquement jamais.

Des absences apparentes d'informations sont donc la trace du statut social de la personne mentionnée, bien souvent d'une indication de son âge approximatif… et bien plus rarement d'une négligence du curé.

Il existe bien sûr quelques exceptions à la règle auxquelles il faut porter attention.

  • Un premier cas est celui des ambiguïtés des noms de personnes. Un homme marié aura éventuellement le prénom de son père porté sur son acte de sépulture si plusieurs personnes portent, au même moment dans la paroisse, son nom et son prénom. Ce cas se vérifie assez facilement dès que l'on dispose de l'ensemble des personnes vivant à une date donnée puisque, dans l'esprit du rédacteur de l'acte, il y a aussi voisinage d'âge (par exemple deux cousins).
  • Le second est celui d'une origine externe à la paroisse. Une femme étrangère à Fontcouverte à son remariage, voire à son décès, à Fontcouverte, verra le prénom de son père mentionné, voire sa paroisse de naissance, car elle ne possède pas encore sur place d'identité. Il en est de même pour le baptême des enfants dont la mère n'est pas originaire de la paroisse et n'y a pas été mariée. Dans ces deux cas le prénom de la mère est parfois complété par son nom. Le nom voire le prénom de la personne traduisent très souvent, à eux seuls, cette origine étrangère et permettent de déterminer dans certains cas sa paroisse d'origine si elle n'est pas explicitement indiquée tant les noms et même les prénoms, sont caractéristiques d'une paroisse.

Quelques exemples caractéristiques de rédaction d'actes

Pour les mariages, un acte rédigé ainsi

Ont été unis par le mariage Claude fils de Barthélémy Dominjon et Marie fille de Pétremand Dompnier traduit le premier mariage des deux époux célibataires, tandis que

Ont été unis par le mariage Claude fils de Barthélémy Dominjon et Marie veuve de Jean Bonnel caractérise le premier mariage de Claude Dominjon avec une veuve Marie dont le nom Claraz sera à rechercher à son mariage précédent avec Jean Bonnel (où il est précisé que Marie est fille de Pétremand Claraz) ; si ce n'est pas le premier remariage de Marie il importe de remonter successivement jusqu'au premier où son père est indiqué,

Ont été unis par le mariage Jean Dominjon et Françoise veuve de Claude Anselme est un indice fort d'un remariage fréquent de deux veufs.

Pour les sépultures, un acte ainsi libellé :

A été sépulturé Pierre fils d'Amédée Boisson et de Balthazarde est celui d'un petit enfant avec parfois la précision infans, puer ou puella.

alors que l'acte portant les mentions

A été sépulturé Claude fils d'Amédée Boisson caractérise un célibataire (adolescent ou adulte) et enfin

A été sépulturé Félix Dominjon est relatif à un homme marié (éventuellement veuf) alors que

A été sépulturée Marie épouse (ou veuve) de Pétremand Combaz est caractéristique d'une femme mariée (ou veuve).

Un exemple très simple mais réel

Le cas suivant, très simple, en fait ici évident, mais souvent utile, est celui de l'application de ces principes à l'identification d'une marraine dans un acte de baptême  pour améliorer la connaissance de la famille :

Patrini Ludovicus filius Joannis Baptistae Claraz et Georgia dicti Claraz uxor (les parrain et marraine sont Louis fils de Jean Baptiste Claraz et Georgia épouse dudit Claraz). De qui Georgia est-elle l'épouse ? De Louis ou de Jean Baptiste ? Il n'y a sans doute pas d'ambiguïté dans l'esprit du curé et la logique du latin est claire à condition qu'elle soit respectée mais, pour nous, cette rédaction a conduit à des choix qui n'ont pu être tranchés qu'avec la structuration de la population. A en croire notre théorie, le prénom du père de Louis étant précisé, Louis est célibataire. Georgia est donc bien, comme le latin le laissait penser, l'épouse de Jean Baptiste... cela peut servir pour faire une famille !

D'autres exemples plus complexes mais très éclairants

De l'usage prudent de l'identité sociale

Le codage implicite de l'état social des personnes, qui semble très bien respecté jusqu'à la fin du troisième quart du XVIIe siècle, s'altère progressivement par la suite. Dès 1674, le Curé Claude Monod bouscule ces habitudes en ajoutant de nouvelles informations, le nom de la mère aux baptêmes en particulier, et semble moins à cheval sur les principes de ses prédécesseurs.

Son successeur le Curé Jean Baptiste Favier introduit souvent le prénom du père d'une défunte mariée. Pour les parrains et marraines dont l'identité précise lui paraît moins importante que celle des parents du baptisé, la règle ancienne restrictive semble plus généralement conservée.

A titre d'illustration plus précise de l'influence des curés et pour ce qui concerne le prénom du père dans les actes de décès, le graphique de gauche donne pour chaque année la proportion des actes de décès d'hommes mentionnant le prénom du père du mort. En ne considérant pas les actes antérieurs à 1600 qui ne sont que des copies d'actes incertains, il apparait que la quasi totalité des célibataires comportent ce prénom (un ou deux cas annuel font exception). Quant aux hommes mariés à leur décès, les proportions allant de 0 à 66 % correspondent à des cas où le nombre de morts est très faibles (66 % correspond à 2 cas sur 3 observés en 1649, 10 % à 1 cas sur 10). La règle de l'identité sociale est donc respectée avec une très forte probabilité mais s'effondre en 1733 avec l'arrivée du Curé Didier.

A droite, le graphique équivalent pour les femmes montre le même phénomène mais la transition s'opère plus tard, en 1782, avec l'arrivée du Curé Roulet (encore que le Curé Didier prenne l'habitude, avant cette date, de mentionner quelques prénoms de pères au décès d'une femme mariée).

L'identité sociale peut donc être utilisée efficacement jusqu'en 1673 puisqu'il pallie justement le manque d'informations formelles transcrites dans les actes et de façon plus critique jusqu'en 1782.

Des traces de cette vision sociale des personnes transparaît longtemps dans l'esprit des curés successifs mais les informations « supplémentaires » devenues plus nombreuses troublent de plus en plus cette vision au fur et à mesure du temps jusqu'aux derniers actes en latin de 1837. La normalisation des actes sur formulaires pré-imprimés à partir de 1838 sonne le glas définitif de la conception sociale ce qui n'est pas sans créer de nouvelles difficultés dans l'identification des personnes, en particulier en ce qui concerne les parrains et marraines pour lesquels toute filiation disparaît. On retrouvera même des traces de cette vision dans les actes laïcs d'après 1861 où les informations surabondantes rendent leur interprétation inutile.